Par Pascal Salin, économiste
Les gouvernants profitent de toutes les circonstances pour justifier leurs activités ou pour développer de nouvelles activités. Ils s’efforcent ainsi, non sans succès, de convaincre les citoyens que l’État a des responsabilités importantes et que leurs politiques sont très souvent le seul moyen de résoudre les problèmes auxquels les individus sont sensibles dans leur pays. L’actuelle crise économique n’échappe évidemment pas à cette situation.
C’est ainsi que le gouvernement actuel a annoncé un plan d’urgence de 100 milliards d’euros pour aider à surmonter la crise économique actuelle. Et par ailleurs il a décidé une diminution des prélèvements fiscaux, de telle sorte qu’il en résulte une augmentation du déficit budgétaire. Ce dernier va représenter 7,6 % du PIB – ce qui est une augmentation considérable – et la dette publique va atteindre 112% du PIB.
Mais Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, a affirmé : « Contre la crise, nous avons choisi la dette, le seul choix responsable ». Compte tenu de l’importance de la crise économique actuelle et du déficit budgétaire il est justifié de se demander dans quelle mesure on peut considérer cette politique économique comme une preuve du caractère responsable des décisions gouvernementales.
Il est utile de comparer le comportement de l’État à celui des citoyens, qu’ils soient salariés, entrepreneurs ou travailleurs indépendants.
Supposons que tous les membre d’une société soient satisfaits par le niveau de production qu’ils réalisent et par les biens qu’ils peuvent ainsi obtenir grâce à l’échange des biens et services qu’ils ont produits.
Supposons maintenant qu’un individu (ou un groupe d’individus) désire augmenter sa demande d’un bien. Pour cela il doit diminuer sa demande d’un autre bien (ce qui implique un changement correspondant dans les structures productives) ou il doit produire plus pour avoir davantage de ressources disponibles (et cela aussi implique un changement des structures productives).
Certes une autre solution existe, à savoir que l’individu peut faire un emprunt, c’est-à-dire qu’il décide de consommer davantage dans le présent en promettant de diminuer sa consommation (par rapport à sa production) dans le futur. Bien entendu il ne pourra emprunter que s’il existe au moins une personne ayant une envie symétrique, c’est-à-dire de consommer moins maintenant pour consommer plus ultérieurement et donc pour être prêteur.
Cet échange d’épargne se fait sous forme monétaire à notre époque, mais il implique nécessairement un échange de ressources réelles (l’emprunteur peut consommer plus de ressources parce que d’autres personnes décident d’en consommer moins, mais cela implique également un changement dans les structures productives). Et ce qui est vrai pour un individu reste évidemment vrai si le comportement en question est celui d’un grand groupe de personnes.
Comment peut-on, par comparaison, analyser le comportement d’un État qui modifie le montant de ses dépenses (ou qui modifie le montant de ses ressources) ?
L’État n’est pas producteur de biens et services. Son activité consiste essentiellement à faire des transferts de ressources entre citoyens. Ces transferts de ressources ne se voient pas directement car ils sont, comme dans l’échange, pratiqués par l’intermédiaire de la monnaie.
Mais lorsque l’État prélève un impôt sur un individu, celui-ci doit diminuer les ressources qu’il consomme ou investit et le bénéficiaire des dépenses publiques, symétriquement, peut augmenter sa consommation ou ses investissements.
Par ailleurs, l’État utilise une partie des ressources qu’il prélève pour produire ce qu’on appelle des biens publics, c’est-à-dire des biens qui rendent service aux citoyens (ou à une partie d’entre eux), mais qui ne font pas l’objet d’un échange.
Il y a, là aussi, un changement de structures productives par rapport à une situation où cette activité étatique n’existerait pas : il y a une diminution de la production des biens qui étaient consommés ou investis par les contribuables et en contrepartie une augmentation des biens et services publics.
Dans les circonstances actuelles, il y a une diminution des productions de ressources parce qu’un certain nombre de producteurs – salariés, travailleurs indépendants ou entrepreneurs – sont obligés de cesser leurs activités.
Et dans la mesure où c’est l’offre qui détermine la demande, il en résulte évidemment une diminution de la demande de biens de consommation ou de biens d’investissement. Il y a sans doute aussi une modification potentielle des structures productives dans la mesure où la structure des biens et services demandés n’a pas de raison de se modifier exactement de la même manière que la structure des activités productives.
L’État peut-il alors atténuer certains aspects négatifs de cette situation de crise ? Il est généralement admis, conformément aux préjugés de la théorie keynésienne, que l’État peut pratiquer une politique de relance en augmentant la demande globale et donc la production. Ceci se traduit normalement par une augmentation du déficit budgétaire. Et on peut penser que c’est bien ce point de vue qui a été exprimé par Bruno Le Maire pour lequel la dette publique est « un choix responsable ».
Comme on le sait cette politique de relance actuelle a des aspects particuliers par rapport à ce qui est décidé généralement car elle se traduit non pas seulement par une augmentation des dépenses publiques, mais par une diminution des prélèvements fiscaux.
Cette diminution est certes justifiée de toute façon puisque le montant des ressources prélevées par l’État est proportionnel au montant des ressources produites à chaque période et que nous nous trouvons actuellement en période de baisse de la production.
Cette situation se caractérise par le fait que l’État achète plus de ressources (biens et services, par exemple, services des fonctionnaires) qu’il n’en reçoit. Quelle en est alors la conséquence ? Ceci implique évidemment que l’État doit augmenter ses emprunts.
Mais ceci implique aussi évidemment que des prêteurs sont incités à réduire le montant des ressources qu’ils auraient pu consacrer à la consommation ou à l’investissement.
Autrement dit, il y a une compensation entre l’augmentation des ressources obtenue par les citoyens grâce à la diminution des prélèvements fiscaux et leur diminution du fait des emprunts étatiques. Il est donc évident que l’augmentation du déficit public ne doit pas être considéré comme une politique de relance économique.
Ce que l‘on devrait donc souhaiter c’est non pas que l’État emprunte davantage, mais qu’il diminue ses dépenses publiques pour un montant égal à la diminution de ses ressources fiscales (ce que feraient normalement des individus et il est toujours utile de comparer le comportement étatique au comportement rationnel des êtres humains)
Certes on dira probablement que l’État français obtient peut-être ses ressources empruntées non pas seulement des citoyens de sa nation, mais, par exemple, de l’ensemble des citoyens européens. Mais les autres pays européens connaissent des problèmes équivalents à celui de la France, ce qui signifie que leurs citoyens n’ont probablement pas les ressources nécessaires pour prêter à l’État français.
On peut même imaginer une situation où l’épargne européenne (ou même mondiale) serait tellement faible que des États emprunteraient aux citoyens français. Certes si des individus prêtent des ressources, alors qu’ils n’y sont pas obligés, c’est probablement parce qu’ils y trouvent un gain car ils estiment que la valeur future de ce qu’ils recevront au titre des rendements et du remboursement de leurs prêts est supérieure à la valeur de ce qu’ils pourraient sinon consommer.
Mais il est en tout cas évident que la politique de déficit public, provoquée par une baisse des recettes fiscales, ne peut pas être interprétée comme une politique de relance économique.
Il en est de même si l’augmentation du déficit public ne provient pas d’une baisse des prélèvements fiscaux, mais d’une augmentation des dépenses publiques, ce qui est également le cas dans la France d’aujourd’hui.
En effet le financement de ce déficit supplémentaire par l’emprunt implique une diminution des ressources disponibles des prêteurs, mais il n’y a pas de raison pour que cela augmente la production, alors que, précisément, la crise économique provient d’une diminution des possibilités de production.
De manière générale on devrait admettre que la production de biens et services dans un pays est déterminée par les choix des individus (choix entre loisir et travail, entre satisfactions actuelles et futures, etc.) et les décisions étatiques ne peuvent avoir pour conséquences que des modifications – plus ou moins désirables - dans les structures productives et les structures d’utilisation des ressources.
Il est vain de penser que la politique de relance puisse exister.
Il existerait par contre une décision politique qui aurait des effets positifs sur la production nationale, celle qui consisterait à diminuer la fiscalité et plus particulièrement à diminuer ou à supprimer les impôts qui ont les conséquences les plus néfastes (par exemple la progressivité des impôts).
En effet, les impôts diminuent les incitations productives (incitation à travailler, à entreprendre, à épargner, à investir, etc.). En supprimant ou en diminuant les impôts aux effets les plus négatifs on ne peut pas dire qu’on fait une politique de relance, mais on fait une politique de suppression d’une activité publique de freinage économique.
Cette diminution de la fiscalité a toujours un effet positif sur l’activité économique, de telle sorte qu’il peut arriver que les recettes fiscales soient stables ou même en augmentation, comme cela a été démontré par la courbe de Laffer.
Mais il est cependant préférable de réduire simultanément les dépenses publiques et donc d’éviter une augmentation du déficit public.
Autrement dit on devrait admettre une idée qui parait peut-être excessive, mais qui n’en est pas moins réelle, à savoir que la politique économique ne peut pas exister. L’activité économique dépend des décisions individuelles.
Certes elle peut être affectée par les décisions publiques, en particulier du fait de la destruction des incitations productives par la fiscalité (ce qu’on pourrait appeler une politique économique négative), mais il est vain de penser que, symétriquement, les décisions étatiques peuvent être à l’origine d’un développement des activités productives.
L’activité étatique est une activité de transferts de ressources et elle a, en tant que telle, des conséquences structurelles (dont certaines peuvent être considérées comme positives dans le cas de la production de véritables « biens publics »), mais pas des conséquences de stimulation des désirs productifs des individus et donc du montant de la production dans un pays.
Dans les circonstances actuelles il existe un problème spécifique qui mérite d’être évoqué. La diminution de la production du fait du problème sanitaire peut mettre certaines entreprises en déficit et peut même risquer de les conduire à la faillite.
En l’absence d’une intervention étatique, ces entreprises peuvent éventuellement emprunter des ressources afin d’étaler dans le temps leurs difficultés, en considérant qu’il leur sera possible de rembourser leurs emprunts lorsque leurs activités auront pu reprendre. Mais le gouvernement français a décidé de venir en aide à certaines de ces entreprises.
Cela leur évite d’avoir à emprunter, mais cela signifie que l’État français doit emprunter davantage pour financer ces dépenses.
De ce point de vue, l’État ne pratique pas une politique de sauvetage des entreprises, mais il s’impose seulement comme intermédiaire entre les bénéficiaires des emprunts et les prêteurs. Fondamentalement ceci implique qu’il n’y a pas de gain du fait de l’intervention étatique.
Mais par ailleurs cela implique que l’État se substitue aux entreprises pour décider celles qui méritent d’obtenir des ressources d’emprunt, ce qui n’est évidemment pas souhaitable.
De ce point de vue on peut dire à nouveau que l’activité étatique n’est pas une activité créatrice de richesses, mais une activité de transfert et d’intermédiation qui ne peut pas avoir d’effets positifs et qu’il n’est pas normal de justifier.
Certes, même si l’on doit admettre que la politique étatique ne peut pas avoir d’effet global positif sur la production, on peut considérer cependant que la politique consistant pour l’État à se porter garant des emprunts des entreprises – comme cela a été décidé – est plus justifiée que d’autres politiques.
Par ailleurs la politique de chômage partiel aide utilement les salariés à franchir la période de récession actuelle. Mais il sera important de faciliter le retour à une situation productive normale, d’autant plus que des entreprises auront à rembourser leurs emprunts et qu’il faudra rembourser la dette due à l’augmentation du chômage. Pour cela la diminution des impôts (ou, tout au moins, de certains d’entre eux) et la diminution des règlementations joueraient un rôle essentiel.
Comme nous l’avons vu, il est donc illusoire de croire qu’un déficit public peut constituer une politique de relance économique. Et c’est pourquoi on doit se déclarer en désaccord avec l’affirmation de Bruno Le Maire selon laquelle « Contre la crise, nous avons choisi la dette, le seul choix responsable ».
Certes on peut considérer qu’il est préférable de financer les dépenses publiques supplémentaire par la dette plutôt que par une augmentation des impôts – qui aurait accru la récession – mais le remboursement de la dette dans le futur risque de conduire à une augmentation des impôts.
Le choix d’un déficit public n’est pas un choix efficace, mais il n’est pas non plus un choix responsable. De manière générale au demeurant on doit considérer avec réserve l’idée que le gouvernement est responsable lorsqu’il prend une décision.
En effet, être responsable c’est supporter les conséquences, bonnes ou mauvaises, de ses décisions.
Ainsi, si un individu décide d’emprunter pour faire un investissement, il est responsable; si son investissement lui rapporte des rendements supérieurs aux intérêts qu’il doit payer, il devient propriétaire des ressources ainsi obtenues. Mais s’il obtient un rendement net négatif – c’est-à-dire qu’il fait des pertes – c’est lui qui doit les supporter. Il n’en va pas de même pour les dirigeants publics.
Ainsi, si le déficit public ne permet pas d’améliorer la croissance économique en France ce n’est pas Bruno Le Maire qui en supportera les conséquences, ni ses collègues.
Certes on peut penser qu’ils risquent éventuellement une baisse du nombre de leurs électeurs lors d’une élection future, mais cela est peu probable. En effet, la pensée dominante est convaincue qu’une prétendue politique de relance publique – sous forme d’un déficit public – constitue la meilleure des décisions et l’on considèrera donc qu’une faible croissance existe en dépit du caractère positif de la politique qui avait été faite.
On peut d’ailleurs souligner par ailleurs que les hommes politiques sont toujours incités à pratiquer des déficits publics. Ceci signifie en effet qu’ils peuvent essayer de satisfaire les citoyens au moyen de leurs dépenses publiques, mais qu’une partie des ressources nécessaires pour cela n’est pas obtenue au moyen de prélèvement fiscaux actuels, ce qui diminuerait les satisfactions de certains citoyens-électeurs.
Le remboursement des sommes empruntées devra être supporté non pas par eux, mais par des gouvernements futurs et même plus précisément par les contribuables car les dettes publiques contractées aujourd’hui seront les impôts de demain.
On peut donc considérer que ce sont les contribuables qui sont rendus responsables des dettes publiques, ce que Bruno le Maire oublie de dire, en prétendant qu’il rend l’État responsable.
C’est dire que, de ce point de vue, la décision de faire un déficit public – ou d’augmenter un déficit – ne relève pas de la responsabilité, mais plutôt de l’irresponsabilité de l’État.
Pascal Salin
Pascal Salin est économiste, professeur honoraire à l'université de Paris IX Dauphine, spécialiste de la finance publique. Ancien président de la Société du Mont-Pèlerin (1994-1996), il est aussi président de l'ALEPS (Association pour La liberté Économique et le Progrès Social).
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